Jasmine

 

— Sephy, écoute-moi. Tu ne dois pas te laisser abattre par tout ça. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais tu dois te reprendre.

— Oui, Maman.

Elle me parlait de nouveau avec ce ton morne, mort. Son regard aussi était morne et mort. J’avais envie de la secouer et de la serrer contre moi. J’avais envie de retrouver ma Sephy. De faire disparaître ce fantôme triste et désespéré qui avait pris sa place.

— Comment va Callie ? ai-je demandé.

— Bien. Désolée, je ne suis pas venue te voir cette semaine.

— Sephy, tu avais d’autres chats à fouetter. Et même si j’apprécie que tu me rendes visite chaque semaine, je peux moi aussi venir jusque chez Meggie.

Sephy a haussé les épaules.

— Ça ne doit pas être très agréable pour toi d’aller jusque là-bas.

J’ai secoué la tête. Sephy avait une étrange vision de moi. Pensait-elle réellement que j’étais une espèce de fleur délicate qui fanait dès qu’elle mettait un pied hors de chez elle ? Ne comprenait-elle pas que j’étais prête à traverser la planète entière si elle avait besoin de moi ?

— Sephy, voudrais-tu venir habiter à la maison, avec moi, quelque temps ?

Sephy a immédiatement secoué la tête et je me suis hâtée d’ajouter :

— Je ne te parle pas de vivre avec moi. Je sais que tu tiens à rester chez Meggie. Je te propose juste de venir passer quelques jours. Je pourrais te protéger des journalistes et des caméras. Ils ne pourront pas franchir les sécurités de la maison.

— Mais tu ne peux pas me protéger de ce que les gens pensent de moi, a tristement répondu Sephy. Presque tout le monde estime qu’il est coupable et que, grâce à moi, il ne paiera pas pour ce meurtre. Ceux qui le croient vraiment innocent me méprisent pour ne pas avoir révélé son alibi à la police plus tôt.

— Je me fiche de tous ces gens, ai-je dit. Je ne m’inquiète que pour toi et Rose.

Sephy a levé les yeux vers moi. Une ébauche de sourire s’est inscrite sur ses lèvres.

— Merci.

— Je suis sérieuse, Perséphone. Ma maison t’est ouverte, quand tu veux, de jour comme de nuit. Tu n’as même pas besoin de demander.

Sephy a acquiescé. Puis elle m’a demandé :

— Tu penses que Jude est coupable ?

— Je n’ai pas suffisamment d’éléments pour me faire un avis, ai-je prudemment répondu.

Mes erreurs passées m’avaient appris à me montrer méfiante.

Sephy a hoché la tête.

— Sephy, ma chérie, ai-je repris. Je m’inquiète pour toi. Est-ce que tu vas bien ?

Elle a secoué la tête.

— Non, mais ça ne va pas durer.

Je n’en étais pas si sûre. Sephy avait toujours été prête à affronter la vie, à se battre, mais cette fois, elle semblait KO. Épuisée. Au bout du rouleau. L’étincelle qui l’animait s’était éteinte.

— Comment va Minerva ?

J’ai baissé les yeux. Et j’ai tout de suite pensé que c’était une erreur. J’aurais dû soutenir le regard de Sephy.

Est-ce qu’elle me déteste ?

— Elle est un peu... bouleversée. Mais ça lui passera, ai-je affirmé.

— Ça m’étonnerait. Elle t’a raconté pourquoi elle était en colère après moi ?

— Pas vraiment. Elle m’a dit qu’elle t’avait confié un secret et que tu l’avais utilisé. Contre elle ?

— Non, pas contre elle, a dit Sephy. Je l’ai utilisé contre moi- même, mais pas contre elle. Est-ce qu’elle a eu des ennuis par ma faute ?

— Elle travaille toujours au Daily Shouter... Elle m’a dit que personne ne sait d’où est venue la fuite. Mais son patron l’a interrogée de très près. Minnie suppose qu’elle n’aura plus jamais la première page.

— Je ne lui en voudrai pas si elle me déteste, a dit Sephy.

Que pouvais-je répondre à ça ? Rien.

— Est-ce que je peux te dire quelque chose ? m’a demandé Sephy après un long silence.

— Je t’écoute.

— Je... je t’aime, Maman. Tu le sais... tu le sais, n’est-ce pas ?

Je ne m’attendais pas à ça.

Mes yeux se sont remplis de larmes. J’ai détourné le regard et je me suis pincé le nez comme quand j’avais un début de migraine. Mais c’était inutile. Mes larmes étaient au bout de mes cils. J’ai pris un mouchoir et je me suis mouchée.

— Ce pollen est vraiment agaçant, ai-je murmuré.

Quand mes yeux sont redevenus plus secs, Sephy me souriait.

Elle me regardait comme si elle me découvrait, comme si elle se nourrissait de moi pour la première et la dernière fois. Je ne sais pas comment l’expliquer. Son regard me disait au revoir.

— Sephy, ma chérie, s’il te plaît, laisse-moi t’aider.

— Non, Maman. Tu ne peux plus rien pour moi, maintenant, a dit Sephy d’une voix douce. Personne ne peut plus rien pour moi.

 

Meggie

 

Je m’inquiète terriblement pour Sephy. Depuis cette histoire au centre commercial, elle n’a pas prononcé un mot. Elle reste dans sa chambre ou assise dans le salon, Callie dans ses bras comme si elle avait peur de la lâcher. L’expression de son visage m’effraie. Elle semble si triste que ça me brise le cœur.

Sa peine est emprisonnée en elle. Chaque tentative d’approche la fait se refermer plus profondément encore. J’ai appelé mon médecin et il est venu voir Sephy. Elle s’est laissé examiner, elle a répondu aux questions du médecin, mais elle ne m’a pas reproché de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Elle ne m’a pas crié dessus, ne m’a pas demandé de m’occuper de mes affaires. Elle n’a pas râlé, ne s’est pas mise en colère. Et pour une fois, j’avais tellement envie qu’elle le fasse.

Elle n’a pas dit un mot.

Le docteur Mossop nous a dit que Sephy souffrait d’une dépression postnatale et il lui a prescrit de l’exercice, des promenades, il lui a conseillé de se rendre dans des associations où elle pourrait rencontrer d’autres mères. Il a ajouté quelques tranquillisants.

Sephy n’en a pris aucun.

Elle a acquiescé sagement. Dit « oui, docteur », quand il le fallait, mais l’ordonnance a fini à la poubelle. Je l’ai récupérée et je suis allée chez le pharmacien. Puis j’ai posé les tranquillisants de Sephy sur son lit pour être sûre qu’elle les voie. Une heure plus tard, j’ai retrouvé la boîte dans la poubelle. Elle ne l’avait même pas ouverte.

J’ai laissé tomber. Je ne peux pas les lui enfoncer de force au fond de la gorge. Et, à vrai dire, je ne suis pas vraiment sûre qu’elle ait vraiment besoin de ça. Les tranquillisants, les calmants peuvent aider les gens qui n’ont rien à quoi se raccrocher, mais Sephy a une jolie petite fille. J’aimerais seulement trouver un moyen de lui montrer l’importance de Callie.

Jaxon est venu hier avec Sonny et Rhino. Quand j’ai ouvert la porte, j’ai su qu’ils n’apportaient pas de bonnes nouvelles.

— Sephy est là ? a demandé Jaxon.

Sephy descendait déjà les marches, Callie dans les bras. Je n’ai même pas eu besoin de répondre.

— Sephy, on a besoin de te parler, a dit Rhino.

Sephy les a emmenés dans le salon. J’ai hésité à les suivre. Ça semblerait indiscret mais avec ce qui s’était passé récemment, je ne voulais pas laisser Sephy seule.

Quand je suis entrée dans la pièce, Sephy était debout près de la fenêtre. Elle avait toujours Callie contre elle, et le soleil qui passait à travers les carreaux les entourait d’un halo de lumière. Sephy était magnifique. Elle ressemblait à une madone à l’enfant, peinte par un artiste de la Renaissance. Sonny, Rhino et Jaxon étaient debout et se regardaient.

Rhino, qui, d’après ce que Sephy m’avait raconté, parlait très peu, s’est approché d’elle et a posé sa main sur son épaule. Sephy a sursauté.

— Sephy, je veux que tu saches que je n’y suis pour rien, a-t-il susurré.

Sephy s’est tournée vers Sonny et Jaxon.

Je suis restée immobile près de la porte.

— Y a-t-il quelque chose que tu veux me dire, Jaxon ? a demandé Sephy.

— Sephy, on ne peut pas te garder dans le groupe. Du moins pas pour le moment. Nous n’obtiendrons aucun engagement tant que tu seras notre chanteuse.

Sephy n’a pas répondu.

— Ce n’est pas définitif, a ajouté Sonny. C’est juste le temps que la tempête se calme.

Rhino a jeté un regard de dégoût à Sonny et Jaxon, avant de se tourner à nouveau vers Sephy.

— Ils ont peur de se faire lyncher si tu montes sur scène avec nous. Ils pensent que tout le monde te déteste et ils ont la trouille que tu sois contagieuse !

— Et toi Rhino, qu’en penses-tu ? a demandé Sephy.

— Je pense que c’est des ordures, mais ils étaient deux contre moi.

Sephy a caressé la joue de Rhino, du bout des doigts.

— Merci, a-t-elle susurré.

Le visage de Rhino est devenu très rouge.

Il me semble me rappeler que Sephy m’avait dit que Rhino était celui qui l’acceptait le moins bien. D’après elle, il ne lui avait pas adressé plus de cinq fois la parole depuis qu’elle était entrée dans le groupe.

Peut-être que je me rappelle mal.

— Sonny, tu es d’accord avec Jaxon ? a repris Sephy en regardant le jeune homme dans les yeux.

À ma grande surprise, le visage de Sonny est instantanément devenu écarlate. Il a baissé les yeux, cherchant quelque chose à répondre.

— Ce n’est que pour un temps, a-t-il marmonné. Tu peux continuer les répétitions avec nous...

— Je vois, l’a interrompu Sephy.

— On peut toujours se voir, a plaidé Sonny. Tous les quatre... je veux que... que tu restes avec... nous.

— Oui, mais pas trop près, a soupiré Sephy.

— Ça n’a rien de personnel, a tenté Jaxon.

Sephy a haussé les épaules.

— Ce n’est jamais personnel. Mais ne vous inquiétez pas, je comprends.

— Quand toute cette histoire sera terminée, nous serons ravis de te reprendre, a continué Jaxon.

Sa voix était emplie de quelque chose qui ressemblait à du désespoir.

— Est-ce que vous pouvez partir maintenant ? a doucement demandé Sephy. Je suis très fatiguée.

Sephy s’est tournée vers la fenêtre. Je me suis immédiatement approchée des garçons pour les faire sortir.

— Elle devrait nous laisser nous expliquer, m’a dit Jaxon dans le couloir.

— Sephy et moi comprenons parfaitement ! ai-je assuré. Au moins, Sephy connaît ses véritables amis.

— Vous devez vous mettre à notre place.

— Non. Vous n’avez même pas eu le courage de demander à Sephy si elle était coupable de ce dont on l’accuse, ai-je lâché avec dégoût.

Au moins, Sonny avait un air honteux. Jaxon a pincé les lèvres et a serré la mâchoire comme un gamin réprimandé par son maître d’école. Une bonne gifle l’aurait remis à sa place et ma main me démangeait fortement.

Je me suis tournée vers Sonny.

— Vous êtes Sonny, n’est-ce pas ?

Je n’avais pas envie de déverser ma bile à la mauvaise personne.

— Je pensais que Sephy et toi étiez proches !

— Oui, c’est vrai. Nous sommes... nous étions...

— Et c’est comme ça que tu la soutiens ? Dès que le vent tourne, tu la laisses tomber ?

— Vous êtes injuste. C’est seulement le temps que cette affaire se calme, a faiblement protesté Sonny.

— Un jour quelqu’un te poignardera en plein cœur, exactement comme tu viens de le faire à Sephy, lui ai-je lancé. Et tu comprendras ce qu’elle ressent.

Jaxon m’a dévisagée. Rhino a lancé un regard noir à Jaxon et Sonny. Sonny m’a regardée droit dans les yeux, sans la moindre parcelle d’excuse sur le visage. Je lui avais dit ce que j’avais sur le cœur, il en faisait ce qu’il voulait.

— Partez maintenant. Et ne prenez pas la peine de revenir.

Ils ont obéi en silence. J’ai claqué la porte derrière eux.

Ces articles de journaux, ces images à la télé avaient brisé la pauvre Sephy. Sa mère était venue et lui avait dit de garder la tête haute, quoi qu’il arrive. Sephy, je crois, avait au moins entendu ce conseil. Mais elle refusait de parler de ce qu’elle ressentait. Et elle ne cessait de se laver les mains. Avant les repas. Et après. Même avant de prendre Rose dans ses bras.

Ce matin, je lui ai demandé :

— Sephy, quand allons-nous prendre le temps de parler de Jude ?

— Votre fils ne sera pas pendu pour le meurtre de Cara Imega, a-t-elle répondu. Il n’y a rien à ajouter.

Ensuite, elle s’est tue. Les yeux fixes, elle a regardé Callie qui dormait dans ses bras.

Je suis inquiète.

Je suis plus qu’inquiète.

J’ai peur.

 

Jasmine

 

J’ai échoué. Échoué sur toute la ligne. Sephy souffre et je ne sais pas comment la consoler. Je ne sais pas comment l’atteindre. Et j’ai peur. Minerva a toujours été la plus forte des deux. Celle qui retombe toujours sur ses pieds. Mais Sephy... Sephy vit avec son cœur, pas avec sa tête.

Je l’ai laissée aller au pensionnat de Chivers parce que je pensais qu’un peu de temps loin de la maison l’aiderait à se sentir plus forte. Elle serait obligée de ne compter que sur elle-même. J’ai pensé qu’elle apprendrait d’autres façons d’appréhender la vie, loin du petit cercle de ses amis du collège.

Et ça a marché.

Jusqu’à ce que ce garçon réapparaisse dans sa vie. Jusqu’à ce qu’il la trompe, qu’il lui mente pour que ses amis de la Milice de libération l’enlèvent. Je ne comprends toujours pas comment Callum a pu se résoudre à ça. Je pensais qu’il aimait ma fille. Et pourtant... Il l’a enlevée, l’a séquestrée et a couché avec elle. Sephy jure qu’il ne l’a pas violée mais ce n’est pas le propos. Elle était si fragile. Il le savait. Il en a profité.

C’est ce qu’il appelle de l’amour ?

Et maintenant, voilà où en est ma fille.

Vilipendée, moquée, incapable de sortir sans qu’un imbécile quelconque fasse de sa vie un enfer. Et tout ça à cause de Callum. J’aime beaucoup ma petite-fille. Elle est très précieuse à mes yeux, mais ma fille aussi. Et quand je vois les yeux de Sephy emplis de cette tristesse permanente, ses épaules rentrées, sa nuque courbée... je ne peux rien faire pour elle.

Rien.

Je donnerais ma vie pour aider Sephy à trouver la paix. Mais ça ne marche pas comme ça. Sephy est en train de faire une dépression. Meggie et moi sommes au moins d’accord sur ce point. Mais Sephy refuse toute aide. Et son visage est si connu qu’elle ne peut plus mettre le nez dehors.

J’aimerais avoir Jude McGrégor sous la main et lui briser le cou. Je sais que tout ce qu’il a raconté à propos de Sephy n’est qu’un tissu de mensonges. Pourquoi ne se dresse-t-elle pas pour se défendre ? Quel pouvoir a-t-il sur elle ?

J’ai essayé de téléphoner à Kamal pour lui parler de Sephy, mais il est trop occupé pour s’intéresser à tout ça. Il a une nouvelle famille à présent. Nous sommes le passé pour lui. Ça m’est égal, mais je m’inquiète pour ma fille. Et Sephy était très proche de son père. Comment peut-il l’abandonner ainsi ?

Sephy est comme un navire sans capitaine, sans voile, sans gouvernail. Elle essaie de tout faire par elle-même. Mais c’est trop lourd. Si elle n’obtient pas très vite de l’aide, je ne sais pas ce qui va se passer. Tout ce que je peux faire, c’est réassurer qu’elle sait que je suis là pour elle.

Il faut que je le lui répète.

Je regrette de ne pas le lui avoir fait comprendre plus tôt.

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